C’était un jour pluvieux, pendant les grandes vacances. Ma grand-mère Rose était sortie faire quelques courses. Depuis quelque temps, elle m’autorisait à rester seule dans l’appartement. J’aimais bien l’attendre sagement, regardant des émissions qu’elle ne me laissait pas voir d’habitude, ou fouillant pour retrouver mes jeux de petits chevaux ou de dames. Après ses habituelles recommandations : « ne pas décrocher le téléphone » ou « ne pas ouvrir la porte », je suis montée à l’étage à la recherche de ma boîte de jeux préférée. Comme d’habitude, elle était trop haute pour moi, mais un tabouret ferait l’affaire. En soulevant la boîte, quelque chose est tombé par terre. Je suis descendue de mon trône et j’ai ramassé ce bout de papier abîmé. C’était une ancienne photo, jaunie par le temps, de ma grand-mère posant à côté d’un petit garçon de huit ou neuf ans, fièrement assis sur un vélo. Qui était-ce ? Ma grand-mère n’avait eu qu’une fille… Soudain, tout m’est revenu : Quand j’avais cinq ans, alors que Mamie faisait la sieste sur le canapé, je me suis approchée doucement d’elle, et je lui ai glissé à l’oreille : «Tu dors, Mamie ? -Mhh…plus maintenant. -Ah, super, j’ai une question à te poser. -Vas-y, je t ‘écoute ma chérie. -C’est quoi le truc le plus-plus mieux que tu aies fait dans ta vie ? -Le quoi ? -Mais tu sais, Mamie, un truc comme adopter un petit chat, ou aider Maman à faire la cuisine, un truc trop bien quoi ! » J’ai vu ses sourcils se froncer, puis elle a déclaré : « Le truc le plus-plus mieux que j’aie fait, comme tu dis, c’est d’avoir secouru un petit garçon juif pendant la Seconde Guerre Mondiale. Un jour, alors que ta maman n’était pas encore née, une jeune femme juive est venue frapper à notre porte et nous a suppliés de garder son petit garçon le temps de la guerre. Elle savait que les soldats allemands ne tarderaient pas à venir la chercher, mais elle refusait qu’on prenne son fils avec. Elle nous a fait promettre de nous en occuper comme de notre propre enfant, elle a assuré que la guerre finie, elle reviendrait le chercher. Et elle est partie. De ce petit garçon nous ne connaissions que le nom, Conrad, et son âge, sept ans, et pourtant nous l’aimions déjà. Pendant ces années de guerre, c’est moi qui lui fis la classe, car il devait rester caché, mais nous faisions souvent des balades dans le bois voisin, à la recherche de mûres ou de fraises sauvages. Nous lui avons appris à faire du vélo. Il a toujours su que nous n’étions pas ses vrais parents et que sa mère avait été enlevée par les Allemands, mais qu’elle reviendrait, pour l’aimer encore plus fort. Puis la guerre s’est arrêtée. Nous avions gagné. Alors que ton grand-père et moi n’avions plus aucun espoir de revoir la mère de Conrad, lui si. Il l’a attendue pendant plusieurs mois. Il avait alors douze ans, était devenu grand, beau et fort. Un jour, elle est revenue. Elle avait maigri, avec le teint pâle et des rides précoces, mais aussi le sourire, après tant d’années dans les camps. Sans argent et sans lieu où aller, que faire ? Nous les avons hébergés une ou deux années. Deux années où nous avons agrandi notre famille, deux merveilleuses années. Puis ils sont partis tous les deux, heureux. Nous avons gardé de très bons contacts. La mère de Conrad est décédée, mais lui vit en Autriche avec sa femme et ses deux enfants. Voilà, je crois que c’est ça, le truc le plus-plus mieux que j’aie fait. -Ouah, alors ça, c’est vraiment génial ! T’es une super mamie chérie ! » Je suis revenue à moi, à ce jour pluvieux, avec la photo dans les mains. Ils avaient vraiment l’air heureux. Les yeux embués de larmes, j’ai rangé la photo, ma boîte de jeux, et je suis descendue me passer le visage sous l’eau, avant que Mamie ne revienne…